mardi 30 septembre 2008

Krach flow


Telle une grenade dégoupillée dans un pétrolier, l'analyse-gestion simplifiée des risques inhérents aux produits (financiers) dérivés trop complexes a enflammé le système financier mondial.

Finance low-fi

À mesure que le monde s'enfonce un peu plus dans une crise probablement historique, de nombreux observateurs omettent grandement des facteurs primordiaux : entre des produits dérivés extrêmement sophistiqués et une évaluation des risques dangereusement simpliste, l'analyse-gestion financière high tech devient nettement moins efficace que le simple bon sens d'un conseiller bancaire de banlieue.

Du fait de leur sophistication intrèsèque, les systèmes d'analyse-gestion des risques financiers déclenchent perpétuellement des alarmes à fortiori lorsqu'elles concernent des volumes stratosphériques d'emprunts sécurisés et de produits dérivés infiniment complexes. Afin de minimiser les alertes (justifiées ou non) à répétition, les sociétés financières préfèrent très souvent paramétrer leurs systèmes en « mode simplifié » ou « optimistic mode » dans le jargon financier anglo-saxon. En plus clair, emprunts sécurisés et produits dérivés sont régulièrement inputés/outputés après lissage ou élimination d'une pléthore d'incidences jugées peu probables. En phase terminale, leur inhérente analyse-gestion des risques est à peine plus poussée que celle d'un bon à taux et à durée fixes.

Peut-on humainement blâmer de telles pratiques ? Derrière les merveilleuses machines, sont assises de pauvres entités biologiques qui n'auraient guère le temps de farfouiller minutieusement autant de données, à fortiori dans un marché financier où les taureaux prennent vite de l'avance sur les ours en empruntant davantage pour maximiser les profits; amplifiant consécutivement les risques d'erreurs ou de biais dans leurs analyses-gestions à moyen/court terme. Espérant optimiser ces mêmes profits à travers des produits de plus en plus dérivés, les établissements financiers enlèvent de facto tout sens à l'expression « emprunts sécurisés ».

Tant que les marchés demeurent aussi stables ou résilients qu'ils le furent en 1998-2006, le système financier perdure avec autant de vices de forme dans une relative tranquilité. Ces simplications analytiques accumulées ont significativement contribué à l'attractivité croissante du marché des subprimes. Mais quand les choses se détériorent comme en 2007-2008, impossible aux docteurs financiers d'établir des diagnostics fiables quand leurs patients ont triché depuis belle lurette avec leurs propres santés... Pour peu qu'ils sachent encore de quoi ils souffrent.

Chaque crise financière n'a-t-elle pas eu sa faille critique ? En 1987, les logiciels de trading automatisé accélérèrent les erratiques mouvements du marché et généralisèrent la panique au nez et à la barbe de leurs donneurs d'ordres. En 1998, le derivative trading mena le génialissime LTCM au bord de la faillite : au départ fort de positions équivalentes à 1200 milliards de dollars (la moitié du PIB français de l'époque !) et réalisant des gains nets entre 17% et 40% pour la seule période 1994-1997, son plan de sauvetage engloutit 110 milliards de dollars et menaça sérieusement les marchés d'une crise systémique heureusement évitée de justesse.
Désormais, simplification computationnelle dans l'analyse-gestion des risques et sophistication constante des produits dérivés composent les cocktails molotov autrefois réservés aux spéculateurs patentés, aujourd'hui dissimulés derrière les écrans plats de l'investisseur et de l'assureur.

Déflagrants délires
« Par définition, les nouveaux produits dérivés comportent de nouveaux risques supplémentaires. Les modèles analytiques devront pénaliser les produits trop complexes, trop incompréhensibles et trop peu négociés », explique Leslie Rahl, présidente de Capital Market Risk Advisors, vivant depuis l'été 2007 entre deux aéroports. Au coeur du cyclone financier, un surnombre d'institutions financières sollicite activement les services de son cabinet de consulting afin de maîtriser des produits incessamment dérivés en leurs seins.

Un exemple typique de « dérivé de dérivés » : les CDO (collateralized debt obligations) ou titres garantis par des créances. Selon le dictionnaire financier Lexinter, « il s'agit de produits de crédits structurés, composés d'un portefeuille d'actifs à revenus fixes ou variables. Ces actifs sont divisés en diverses tranches hierarchisées (notées AAA), mezzanine tranches (AA to BB) and equity tranches (unrated). [...] Les CDO ont pour objet de vendre à l'investisseur un produit à risque qui serait déterminé, découplé de celui des actifs sous-jacents, avec une palette de produits. Les actifs sous-jacents sont des prêts divers consentis à des particuliers ou à des entreprises par des banques ou d'autres investisseurs. Des prêts de risque de défaut divers peuvent être mélangés, les moins risqués tonifiant les plus risqués [...] Diverses catégories de CDO ont été crées : cash CDO, synthetic CDO, hybrid CDO. »

Traduisons et réactualisons cette brillante et barbare définition. L'emballage : un mix d' emprunts sécurisés et d'emprunts non-sécurisés, le contenu : un pack d'emprunts contractés dans l'immobilier, dans l'automobile et dans des secteurs plus orthodoxes comme la production cinématographique, le marché des arts et les locations d'avions commerciaux. Étroitement associés à la crise des subprimes car très prisés par les fonds de pension, les fonds d'investissement et les compagnies d'assurances : les CDO de CDO de CDO ! Selon Securities Industry and Financial Markets Association, 249,3 milliards et 448,6 milliards de CDO de différents niveaux ont été émis respectivement en 2005 et 2006 dans le monde entier. Ce marché fut d'abord alimenté par les hedge funds alléchés par ces produits peu risqués aux gains élevés, puis par les banques qui s'engouffrèrent aussitôt dans la spirale, tous persuadés par leurs systèmes high tech d'analyse-gestion que le marché des emprunts ne les embusquerait point.

Question : comment des concepts aussi inbuvables ont-ils essaimé sur les marchés ? Réponse : à cause des quants. Ach ! Was ist das ?

Physiciens des marchés

Dans le jargon financier, le « quant » est d'abord un technicien d'arrière-garde pourvoyant massivement les banques en analyses quantitatives. Celui-ci perçoit le marché à travers une lentille purement mathématique et hautement numérique. D'une certaine façon, si le trader est plutôt flamboyant et intuitif, le quant est plutôt maîtrisé et réservé; il est à la finance ce que le geek est à l'informatique. Son obsession : compiler et analyser des années de données boursières et financières afin de produire des algorithmes de trading exécutables en quelques millisecondes. Émigrée des plus prestigieuses universités scientifiques (mathématiques, physique quantique, physique des fluides, microbiologie, stochastique, Harvard, Yale, Oxford, Stanford, etc) la première grosse vague de quants déferla sur les berges bancaires au début des années 80. À l'ère du reaganisme triomphant, le MIT bâtit son usine à quants : le MIT Financial Engineering Laboratory.

Dans cet immense club plutôt austère voire mystérieux – les établissements financiers veillant jalousement à ce qu'ils en soient ainsi – on y trouve quelques cash stars comme James Simons, mathématicien et physicien de classe mondiale issu des rangs de Berkeley, très connu dans les milieux scientifiques pour ses immenses contributions dans la géométrie différentielle et dans la théorie des cordes (cf. la théorie de Chern-Simons). Une bête de science dans toute sa splendeur. Depuis sa création à la fin des années 80, Janes Simons Renaissance Technologies détient plus de 30 milliards de dollars d'actifs et réalisait en 2007 des gains nets annuels d'environ 30%, son président-fondateur a déjà accumulé plus de 1,7 milliard de dollars de fortune personnelle.

Parmi les associés dirigeants de LTCM, trônent les prix Nobel d'Economie Myron Scholes et Robert Merton. Ancien élève de l'économiste nobelisé Paul Samuelson au MIT, ensuite professeur dans ce même établissement puis à Harvard, Robert Merton est lui aussi un quant de renom qui appliqua les mathématiques aléatoires en temps continu (le calcul d'Itô) à l'analyse financière. Son binôme Scholes et lui obtiendront leur récompense en 1997 pour leurs nouvelles méthodes d'évaluation des produits dérivés. Avec leur trinôme Fischer Black - mathématicien et actionnaire à Goldman Sachs qui aurait du être nobelisé avec ses compagnons mais mourut peu avant l'attribution du prix – ils élaborèrent le fameux modèle de Black-Scholes, grandement inspiré du mouvement brownien décrivant le mouvement aléatoire des particules et partant du principe suivant : la valeur d'un titre varie pour des raisons prévisibles d'une part, et à cause de circonstances aléatoires d'autre part (St : valeur initiale du titre, dSt : variation du prix du titre, μStdt = valeur du titre après variations prévisibles et aléatoires); le facteur aléatoire étant désigné par « volatilité ».

La valeur du titre est d'autant plus sujette à une chute brutale lorsque les facteurs aléatoires afférents et donc sa volatilité sont élevées. Dès lors, ce titre représente une option onéreuse et/ou risquée. Depuis, le modèle de Black-Scholes a été perfectionné et raffiné grâce à la puissance computationnelle indéfiniment accrue des modélisations financières, fournissant ainsi de meilleures évaluations des fluctuations de titres sur les marchés réels. Il ne restait plus qu'aux quants à intégrer des éléments additionnels comme les variations sur le marché des changes et maints facteurs macroéconomiques.

Du fait de ces modélisations drastiquement améliorées, l'innovation en produits dérivés a littéralement explosé depuis la seconde moitié des années 90, drainant investisseurs et spéculateurs vers les CDO – purs produits de quants - à flots continus. Malheureusement, les subprimes entraînèrent immédiatemment les CDO dans leurs descentes aux enfers. Les investissements massifs dans ces dérivés de dérivés ont coûté très cher à AIG... Autrefois compagnie d'assurances ?

Tel un météore s'écrasant dans le Yucatan, l'onde de choc s'étendit rapidement aux titres financiers de sociétés (equities), envoyant ensuite le système financier mondial au tapis et infligeant un sévère KO à la communauté des quants. Au final, en plus de brouiller les radars ultra-perfectionnés des sociétés financières, la complexité croissante des produits dérivés a sournoisement interconnecté des marchés auparavant séparés, et irrémédiablement déconnecté prêteurs et emprunteurs... Ces derniers payant toujours leur innocence ou leur distance au prix fort, surtout lorsqu'il s'agit de simples propriétaires immobiliers.

Quelles premières leçons éclair tirer de tout cela ? Primo : le comportement humain n'est guère quantifiable ou prédictible en termes mathématiques. Secundo : ne placez pas votre argent (ou celui de votre client) dans un produit financier auquel vous ne comprenez pas grand-chose.

En savoir plus :
  1. Agoravox : Année noire, épilogue, par Forest Ent
  2. Financial Times : The boring is biting with vengeance
  3. Bits : How Wall Street Lied to Its Computers
  4. Telos-eu : Crise financière : Achille et la tortue, par Marc Onado
  5. Le Figaro : Ce que nous révèle la financiarisation sur l'économie, par Philippe Lentschener, Yann Moulier-Boutang et Antoine Rebiscoul
  6. L'expansion : Ce petit génie a perdu 600 milliards

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