lundi 6 octobre 2008

SpaceX ou la start-up orbitale



Son lanceur Falcon et sa capsule Dragon transporteront équipages, matériel et sondes entre la Terre, l'ISS, la Lune et d'autres planètes à prix cassés. De quoi bouleverser la donne commerciale et stratégique spatiale.

We could be heroes

A l'ombre du triomphe spatial de la Chine et de ses trois taïkonautes arpentant les cieux, SpaceX faisait démentir tous les Cassandre persuadés qu'une agence spatiale privée ne pouvait atteindre l'orbite basse habitée durant cette décénnie.

Le 28 septembre 2008 à 23H15 GMT, sa fusée mono-booster Falcon 1 propulsée à l'oxygène liquide - qui connut auparavant trois défaillances successives – s'élança de l'atoll militaire de Kwajalein dans le Pacifique Sud (à 4000 km au sud-ouest de l'île de Hawaï), atteignit une orbite elliptique de 500 sur 700 km pour une inclinaison de 9,2 degrés. Le second étage du lanceur transportait une charge neutre expérimentale de 165 kg spécialement conçue pour cette mission. Grâce à de petites caméras fixées sur la coque de la fusée, le vol complet fut diffusé en direct par quelques chaînes câblées américaines et par le site internet de l'entreprise. Forte de ce test remarquablement réussi, Falcon 1 mettra un satellitte malaisien d'observation en orbite géostationnaire et effectuera trois vols supplémentaires au premier semestre 2009.

Avant de se propulser dans son futur orbital, survolons l'histoire de cette agence spatiale privée 360 km plus bas.

Space Exploration Technologies a été fondée en 2002 par le milliardaire Elon Musk, chairman de Tesla Motors et co-fondateur de Paypal et de Zip2. Le visionnaire et brillant manager a investi plus de 100 millions de dollars de sa cassette personnelle dans cette entreprise développant des véhicules récupérables de transport et de ravitaillement entre la Terre et l'orbite basse habitée - notamment vers la Station Spatiale Internationale - et de catapultage de missions lunaires et interplanétaires. L'entreprise dispose de 550 salariés répartis entre l'atelier de conception à Hawthorne (Californie), le centre de test à Mc Gregor (Texas), des bureaux à Washington DC et deux sites de lancement (Cape Canaveral et Kwajalein) maintenus par une trentaine d'opérateurs flexibles. Ces maigres ressources tous azimuts – comparées à celles pantagruéliques des agences gouvernementales - expliquent en grande partie les coûts du Falcon 1 : 12 millions de dollars pour le développement, 7 millions de dollars pour le vol inaugural de l'automne 2008 !

La start-up doit également beaucoup à la NASA qui émit en 2006 le programme COTS (Services Commerciaux de Transport Orbital) appuyant financièrement et normativement les transporteurs spatiaux privés. Les compagnies Orbital Sciences et SpaceX forgèrent des concepts suffisamment probants pour damer le pion à leur concurrent Boeing et rafler le premier tour de financement (COTS-A : 450 millions de dollars) par l'agence gouvernementale.

En plus du Falcon 1, SpaceX développe le Falcon 9 à neuf boosters décliné en trois variantes :

  • Falcon 9 Light coûtant 20 millions de dollars et transportant jusqu'à 9 tonnes de charge en orbite basse,

  • Falcon 9 Medium : 35 millions de dollars, 12 tonnes de charge en orbite basse,

  • Falcon 9 Heavy : 78 millions de dollars, 27,5 tonnes de charge en orbite basse et 12 tonnes en orbite haute, pour un vol orbital chiffré au maximum à 28 millions de dollars.

Plus d'une quinzaine de tests seront indispensables à l'agence privée afin de prouver la validité technique de ses lanceurs Falcon 9, la version Medium ouvrant sa session d'essais au second trimestre 2009. Space X compte vertement concurrencer les lanceurs Delta IV et Atlas V en effectuant 15 à 20 lancements annuels à partir de 2010-2011 pour le compte de la NASA, du Pentagone, de centres de recherche et de maints acteurs commerciaux de par le monde.

Son autre projet phare est la capsule spatiale Dragon qui fera office :

  • de transporteur orbital pour 6 à 7 personnes, parfaitement compatible avec les systèmes d'arrimage du segment Harmony de l'ISS,

  • de cargo spatial ou ATV (véhicule automatisé de transfert) d'une capacité d'emport de 3 tonnes, destiné au ravitaillement de l'ISS et au déploiement de satellittes ou de sondes interplanétaires,

  • de laboratoire scientifique grâce au module amovible Dragonlab. Pré-équipé et reconfigurable à la demande, il offre 10 m3 pressurisés à 14 m3 non-pressurisés dédiés aux expérimentations scientifiques en microgravité.

Cet engin polyvalent et récupérable devrait simultanément ou successivement remplir deux de ces fonctions lors d'une seule mission s'étendant d'une semaine à deux ans. À ce titre, la NASA eut un droit de regard plus prononcé sur son développement et soumit le Dragon à son drastique Systems Requirement Review. Logée dans la coiffe du lanceur Falcon 9, la capsule effectuera son premier vol habité au troisième ou quatrième trimestre 2009. À ce jour, l'entreprise n'a guère précisé si des astronautes de la NASA ou des siens propres (formés par l'agence gouvernementale) embarqueront dans ce vol inaugural.

Paré au lancement en quelques semaines à des prix défiant toute concurrence, l'ensemble Falcon-Dragon introduira inéluctablement une toute nouvelle donne dans le secteur aérospatial.

Et pourquoi pas nous ?

À 28 millions de dollars prix maximum le transport orbital c'est-à-dire à peine plus cher qu'un chasseur F-16, les généraux yankee ont toutes les raisons de fantasmer. En effet, les armées américaines reposent énormément sur leurs propres satellittes d'observation, de télécommunications, de géolocalisation, d'espionnage, d'alerte avancée, et last but not least, de radiopilotage de drones aériens opérant sur des théâtres d'opérations lointains : Irak, Afghanistan, Golfe d'Aden, mers des Caraïbes, etc. Les uniformes ont longtemps souhaité remplacer rapidement et à moindre coût les éléments en orbite de leur « architecture transversale convergente » en cas de défaillance, d'obsolescence ou de destruction par une arme anti-satellitte (missile, laser, projectile déguisé, etc)... Utilisée par quelque puissance confirmée ou émergente ?

Malheureusement, le Pentagone a toujours été confronté au sacro-saint « 10 000 dollars par kilogramme en orbite basse » et au cauchemar logistique inhérent à la multiplication de fournisseurs, deux facteurs majeurs d'inertie dans ses programmes satellittaires. Avec ses lanceurs Falcon, SpaceX abaisse ce tarif à 2900 dollars/kg et vise les 1000 dollars/kg pour 2010-2011 ! Rien d'étonnant donc à ce que l'US Air Force et le DARPA investissent plus de 100 millions de dollars dans SpaceX et dans Orbital Sciences : ces low cost des étoiles leur permettent de renouveller leur constellation satellittaire en phases plus rapprochées - quelques semestres ou années plutôt que cinq ou quinze ans – et de mettre plus souvent en orbite plusieurs micro-satellittes robustes, ready-to-go et bon marché.

Faisons un bref détour chez Orbital Sciences, autre finaliste du COTS-A, afin de mieux appréhender l'évolution prochaine du marché satellittaire. Fondée en 1982 conformément aux standards de l'industrie spatiale, cette société fut une pionnière presque trop précoce du « prêt-à-satelliser ». Largué à 12 000 mètres d'altitude par un B-52/MD-9/B-707, son lanceur Pegasus active son booster après cinq secondes de chute libre, adopte un angle de 45 degrés, franchit rapidement la vitesse hypersonique, atteint une orbite circulaire avant de satelliser sa charge. Confiné aux petits engins, cet ingénieux concept n'en est pas moins notablement efficace : depuis 1990, Pegasus a mis en orbite plus d'une quarantaine de satellittes d'environ 400 kg. Orbital Sciences planche sur le Taurus II, successeur du Pegasus, et sur l'ATV Cygnus de 2,3 tonnes de capacité. Premiers tests prévus pour 2010-2011.

Rêvons un peu. Du fait de l'expansion très probable du prêt-à-satelliser et de la pollution orbitale conséquente, verra-t-on des voiries spatiales - financées par COTS et par d'éventuelles émules européennes et asiatiques - éliminer l'actuelle et dangereuse prolifération de débris et pièces satellittaires flottant à 25 000 km/h ? Sur les écrans de communication des éboueurs célestes, clignote une restriction bassement terrestre : « Ne pas toucher aux éléments de satellittes militaires ».

Perdue entre ciel et terre

À l'automne 2010, les trois navettes spatiales prendront leur retraite car trop usées, trop complexes, trop peu fiables et incroyablement onéreuses. D'où le développement de la capsule spatiale Orion : construite par Lockheed Martin, deux fois et demi plus grosse qu'une capsule Apollo dont elle a passablement hérité du design, elle transportera sept astronautes vers l'ISS et quatre vers la Lune. Orion sera à la fois la pièce maîtresse du programme Constellation - sonnant le grand retour d'Oncle Sam sur notre satellitte naturel – et le vecteur principal des missions habitées et/ou robotiques vers Mars. Cette capsule sera catapultée par le lanceur Ares d'une capacité d'emport de 29 tonnes vers l'orbite basse et de 27 tonnes vers la Lune. Avec un budget annuel de 17 milliards de dollars, la NASA ne peut simultanément entretenir ses vieux shuttles et peaufiner l'ensemble Ares-Orion qui ne sera opérationnel qu'en 2014-2015.

Entretemps, la Roskosmos détiendra le monopole planétaire des vols spatiaux habités. Dès lors, l'agence américaine achètera des « tickets Soyouz » à son homologue russe, comme elle le fit en 2003 après l'accident fatal de la navette Columbia l'obligeant à suspendre provisoirement ses vols. En filigrane, la Maison Blanche, le Congrès et maints think tanks craignent que la Russie instrumentalise cette dépendance à des fins géopolitiques : la crise géorgienne et le déploiement du bouclier anti-missile américain en Europe centrale sont passées par là. Pour peu que l'agence russe connaisse quelque incident grave, elle serait à son tour clouée au sol, NASA et ESA avec. Dans de telles circonstances, comment entretenir, ravitailler et même secourir l'ISS et son équipage ? Aux yeux des cadres de la NASA, ce risque technique et ses conséquences logistiques sont de loin plus réels que des réprésailles russes.

En 2005, Michael Griffin avait ouvertement estimé « que la NASA s'est égarée en mettant fin au programme Apollo au profit de la navette spatiale et de l'ISS ». Pour l'actuel directeur de l'agence, navette spatiale et ISS sont tout simplement « des erreurs colossales », l'une comme l'autre ayant absorbé respectivement plus de 150 milliards et 170 milliards de dollars. Dans un e-mail interne obtenu par Orlando Sentinel à l'automne 2008, Griffin enfonce le clou : « dans un monde rationnel, nous aurions été autorisés à coordonner la retraite des navettes spatiales avec l'entrée en service de Ares-Orion le plus tôt possible et en disposant du budget adéquat [...] Mon voeu, c'est qu'il y ait une longue période sans équipage américain à bord de l'ISS à partir de 2011. Sinon, aucun budget supplémentaire ne sera alloué au développement accéléré de Ares-Orion. Même dans ce cas, nous n'y parviendrons guère avant au moins 2014. Certes, des solutions commerciales émergeront entretemps mais pas avant que Ares-Orion ne soit prêt. L'alternative serait d'étendre l'usage de la navette ou de mettre fin à la présence américaine dans l'ISS.»

Le boss de la NASA est persuadé qu'une telle alternative serait inacceptable pour le prochain président américain, qu'il s'agisse de Barack Obama ou de John McCain : « ils (la Maison Blanche) nous diront d'étendre l'usage de la navette car elle cause des dommages dont ils n'ont que faire et qu'ils ne comptabiliseront pas comme un coût. Ils n'en verront pas les conséquences à long terme pour le leadership américain dans l'espace [...] Nous pourrions entreprendre des actions afin de prendre la gestion de l'ISS en otage ou d'empêcher les Russes d'y accéder. Mais, nous ne le ferons pas car ils peuvent très bien entretenir l'ISS sans nous, pour peu que nous les sabotions pas. Nous avons besoin d'eux, ils n'ont pas besoin de nous. »

Griffin conclut sur une note pessimiste : « Je pense qu'ils ordonneront à la NASA de maintenir les vols des navettes vers l'ISS sans lui fournir les fonds nécéssaires. Ce qui retardera l'ensemble Ares-Orion et les programmes lunaires et martiens pendant que nos concurrents russes et chinoises presseront le pas ». Cependant, doutant ardemment de la justesse et de la portée du programme Constellation, de nombreux spécialistes de l'espace se demandent comment la NASA s'est fourrée à l'aveuglette dans un tel pétrin. Mais, ceci est une histoire ici réactualisée, déjà longuement abordée dans Guerre froide en orbite.

Un privé qui tombe presqu'à pic

En outre, dans ses projets lunaires et martiens, la NASA adopte peu à peu une approche plus opportuniste et plus ingénieuse que celle régnant lors du programme Apollo. Elle doit cette philosophie à Carolyn Porco, directrice de la mission Cassini qui imagea la planète Saturne, chercheuse senior à l'Institut des Sciences Spatiales de Boulder (Colorado) et chairwoman de Diamond Sky, une compagnie spécialisée dans l'imagerie satellittaire et la documentation-vulgarisation scientifique. Ses féroces sarcasmes envers la navette spatiale et l'ISS – « Les navettes iront à la retraite en 2010. Hourra ! [...] L'ISS ? Quel superbe gâchis ! » - n'ont point terni son aura auprès des plus hauts cadres de la NASA. Aujourd'hui, c'est littéralement elle qui fait la loi au sein du Mars Observer Recovery Study Team et du Solar System Road Map Development Team.

Porco estime « qu'au lieu de tournoyer autour de la Terre pour 170 milliards de dollars, on devrait plutôt explorer le système solaire [...] La sonde Cassini ne pesait que 5 tonnes et a parcouru des millions et des millions de km. Au total, sa mission n'a coûté que 3 milliards de dollars ». Disposant chacun d'une capacité d'emport six fois supérieure à celle d'une navette spatiale, les ensembles Ares-Orion et Falcon-Dragon permettront effectivement d'envoyer plus de missions interplanétaires et d'obtenir consécutivement plus de résultats. Sur la Lune comme sur Mars, « les robots devront toujours précéder les humains. Ils n'ont point besoin de manger, de respirer, d'être entretenus ou de rentrer à la maison [...] Mettons donc fin au sempiternel débat robots contre humains. Laissons les deux parties l'emporter ».

Carolyn Porco bénéficie du soutien affiché de Scott Horowitz, directeur de la division exploration de la NASA. Espérant vivement que SpaceX fasse des émules, l'ex-astronaute prône la conduite simultanée de plusieurs missions lunaires et martiennes bon marché plutôt que d'une ou de deux missions lourdes et onéreuses. Il donna son feu vert à la mission lunaire LCROSS dont l'ensemble fut assemblé en 30 mois pour la bagatelle de 79 millions de dollars (cf. Bombarder la Lune).

L'agence gouvernementale n'entend guère confier des petites besognes à SpaceX et à Orbital Sciences. En effet, la NASA a finalisé son VASIMR, ravitailleur automatisé à moteur plasma qui atteindrait l'ISS en quelques minutes, la Lune en quelques heures et Mars en 39 jours. Couramment utilisé pour le transfert ou le maintien en orbite de satellites et la propulsion de sondes spatiales, le moteur à plasma stationnaire ne peut extirper un vaisseau de l'attraction gravitationnelle terrestre. Celui-ci doit donc être catapulté à une altitude orbitale par un lanceur comme le Falcon 9 ou le Taurus II prioritairement pressenti pour cette mission, en concurrence avec l'ATV européen Jules Vernes et celui japonais H-2.

Disposer de ses propres vecteurs spatiaux multiples, c'est comme disposer de plusieurs préservatifs : mieux vaut toujours en avoir sous la main en cas de besoin. Pour la NASA, le premier succès de SpaceX et le concept éprouvé de Orbital Sciences tombent à point nommé. De fait, la gullivérienne agence gouvernementale sera certainement une cliente privilégiée des lilliputiennes agences privées. Néanmoins, tout porte à croire que ces dernières ne seront fin prêtes qu'en 2012-2013 - soit peu avant Ares-Orion - et qu'elle se consacreront d'abord à leurs contrats commerciaux afin d'assurer d'emblée leur rentabilité.

Heureusement pour la NASA, Elon Musk ne compte guère s'arrêter en si bon chemin et se déclare prêt à « adapter la capsule Dragon pour des voyages lunaires à des prix imbattables. » La jeune pousse à propulsion liquide n'a pas fini de nous surprendre...

D'une certaine façon, si les agences spatiales gouvernementales sont les IBM de l'espace, les agences privées seront peut-être les Google des étoiles.

Articles connexes :

  1. Wired : SpaceX did it

  2. SpaceX : SpaceX Successfully Launches Falcon 1 to Orbit

  3. Wikipedia : SpaceX

  4. Wikipedia : Falcon 9

  5. Flight Global : SpaceX launches DragonLab for recoverable scientific payload service

  6. Alain de Neve : The Importance of Space from a Security and Defence Perspective, Military Applications of Space Technologies and Expected Technological Developments (PDF)

  7. Carolyn Porco, parcours et profil

  8. Carolyn Porco : NASA goes deep

  9. Wired : Use Big Robots and Big Rockets, par Carolyn Porco

  10. Orlando Sentinel : Frustrated NASA chief vents in internal e-mail over fate of agency

Article publié et commenté dans Agoravox