La
propagation planétaire du Covid-19 a précipité les états, les
systèmes de santé, les sociétés et les économies dans un
cauchemar inédit. En quelques semaines, la pandémie est devenue le
point de bascule de nos futurs conditionnels et a littéralement
asséché nos modes de vie pour une durée indéterminée : famille,
amis, travail, espace public, déplacements, subsistance, santé,
projets, rêves.
Crise
sanitaire et risques informationnels
Plusieurs
milliards d'individus confinés à domicile dans des villes fantômes
et repliés devant leurs écrans, croulent sous des myriades
d'informations aussi contradictoires qu'incertaines. L'ambiance
anxiogène constitue un terreau fertile pour la désinformation, les
rumeurs, les fake news et les luttes d'influence. Les réseaux /
médias sociaux et les messageries instantanées (Facebook, Youtube,
Whatsapp, Messenger) prolifèrent de remèdes miracles,
d'automédications inutiles, d'infographies insensées et de vidéos
décontextualisées. Submergés par une imprévisible épidémie, des
gouvernements sombrent dans un état de sidération, payent le prix
de leur incurie managériale et idéologique, assistent impuissants à
l'affolement des compteurs de mortalité et se noient dans leurs
propres décisions.
La
France a peur. La France est en guerre. Pire qu'un blietzkrieg
estival, un coronavirus mondial ? Le discours médical et
scientifique, austère et nuancé, se perd dans le brouillard de
l'infodémie... et dans les rouages des machinations biomédicales.
Ainsi,
le Covid-19 serait une invention française brevetée par l'Institut
Pasteur, selon une fracassante
vidéo publiée par un citoyen enquêteur jurant de
dévoiler "toute la vérité" et mêlant causalité
et corrélation sous un flot ininterrompu de références et de
documents... dont un brevet européen du vaccin contre le SRAS-CoV1
(ou virus de la pneumopathie qui sévissait en 2003) alors présenté
comme un brevet d'invention du SRAS-CoV2 (l'actuel Covid-19). Tout
est bon à prendre : ce ne sont que des coronavirus.
Depuis
les années 2010, les citoyens enquêteurs jouissent d'une notoriété
comparable à celles des influenceurs et des blogueurs, au détriment
des institutions mues par un agenda politique ou des firmes obsédées
par un plan marketing. Bon nombre d'entre eux sont de bonne foi et
produisent des analyses aussi pertinentes que percutantes sur les
médias / réseaux sociaux, tandis que d'autres produisent des
lectures erronées et des interprétations très personnelles de
publications académiques (disponibles dans des plate-formes ouvertes
comme aRxiv, BioRxiv ou Sciencemag) mais ne sont guère dotés du bagage
nécessaire pour différencier une étude préliminaire et une analyse
scientifique globale.
Ces
certitudes sur des virus de laboratoire made in Wuhan ne sont que
d'énièmes dérivations d'une pré-étude indienne mentionnant "des
insertions à la similitude étrange" entre le Covid-19 et
le VIH (virus du sida) et "qui ont peu de chances d'être
fortuites". Inititialement publié
sur BioRxiv, le document n'a pas résisté aux
vérifications scientifiques par des pairs (peer-review) et a été retiré – avec la mention
afférente - par ses propres auteurs. Son succès n'en est pas moins
viral auprès des Sherlock Holmes & John Watson de la
microbiologie. Pire qu'un agenda politique ou un plan marketing, un
égocasting pour Android / iPhone ?
En
outre, les infox autour du Covid-19 font de l'ombre aux hypothèses
scientifiques prouvées et éprouvées sur les coronavirus, et qui
articulent environnement, zoologie, microbiologie et médecine.
L'analyse profonde de ces facteurs complexes et multidimensionnels
est plutôt rébarbartive et exige souvent de se faire violence. Face
à un écran numérique, le cerveau humain préfère nettement une
lecture rapide en diagonale. D'où le sex-appeal des machinations
biomédicales et des pythothérapies anti-Covid ?
À quoi bon s'intéresser aux risques zoonotiques quand des centaines de virus de laboratoire sont gratuitement disponibles sur le Web ?
Aujourd'hui, Wuhan (Chine), ville zéro de la pandémie, est la nouvelle Zone 51 version biopunk. Ses laboratoires multinationaux de recherche biomédicale sont l'objet de tous les fantasmes et inspireront certainement les scénarios de science-fiction. Après les méchants atomistes ou chimistes russes et les vilains terroristes arabo-musulmans, les stars de Hollywood devront-elles affronter de sournois biohackers chinois ?
Variations sur un gène
Un
malheur ne venant jamais seul, la pré-étude indienne a également
inspiré le professeur Luc Montagnier, prix Nobel de médecine pour
sa participation à la découverte du VIH.
Selon
l'éminent spécialiste, le Covid-19 résulte d'expériences menées
par des chercheurs chinois (à Wuhan) sur le VIH et conserve des
traces dans son génome. Parallèllement, le brillant médecin fait
fi des troncs communs à diverses souches naturelles de virus et
balaie les études
internationales qui démontrent des mutations du SRAS-Cov1 et du SRAS-CoV2 à partir de coronavirus de chauve-souris et
une transmission à l'homme par des pangolins et des civettes vendues
sur des marchés d'animaux sauvages (à Wuhan). Un processus
similaire fut à l'origine de l'épidémie de SRAS-CoV1 en Chine et
de l'épidémie de MERS-CoV au Moyen-Orient impliquant des
dromadaires et des produits issus de camélidés. En réalité,
SRAS-CoV1, MERS-CoV et SRAS-CoV2 sont trois coronavirus extrêmement
proches avec des génomes identiques à 95 %.
Fort
de son indéniable crédibilité à l'ère de
l'information-spectacle, le professeur Montagnier couronne
ses affirmations par une demande de financement de sa
mystérieuse solution à base "d'ondes interférentes"
(sic). Pire qu'un égocasting pour Android / iPhone, un
positionnement produit ?
Depuis
sa retraite américaine, l'étoile française de la recherche
biomédicale s'était décrédibilisée auprès de ses pairs avec des
thèses
iconoclastes dépourvues de fondements scientifiques :
téléportation de l'ADN, origine microbienne de l'autisme,
traitement des malades camerounais du sida par l'alimentation et
l'homéopathie, mémoire de l'eau avec Jacques Benveniste...
Pour
peu qu'un apôtre de la science délirante soit décrié par des
chercheurs et par des fact-checkers, il est parfois érigé en
héros solitaire ou en victime d'une omerta. Une sommité
scientifique n'est-elle pas un être humain potentiellement sujet à
des biais, à des erreurs, à des manquements ou à des dérives ?
Quels seraient les impacts sur la santé publique et sur des vies
humaines si des solutions médicales inadaptées voire farfelues
étaient mises en oeuvre ?
Bas
les masques !
Dans
la bouche du président américain, le Covid-19 est carrément
désigné comme "virus de Wuhan" ou "virus
chinois".
Entre
comorbidité (obésité, diabète, maladies cardiovasculaires,
drogues, etc) et insécurité sociale, l'Amérique détient la pôle
position des victimes du SRAS-CoV2, avec des statistiques grimpantes
à quatre chiffres par jour. À l'été 2020, la pandémie aura tué
plus d'Américains que la guerre du Vietnam et cassé les bonnes
performances de l'économie américaine. Assommée par la crise
sanitaire, abasourdie par une très probable Grande Récession et
privée d'atouts électoraux majeurs, l'administration Trump reste
fidèle à son arithmétique politique : division / diversion +
coupable idéal = ennemis intimes.
D'abord,
la Maison Blanche coupe les vivres américaines à l'Organisation
Mondiale de la Santé (soit 15% du budget total), accusant celle-ci
d'avoir été trop complaisante envers Pékin. Puis, le Département
d'Etat déclare l'ouverture d'une enquête exhaustive de 60-90 jours
sur la propagation du virus et évoque la possibilité d'une fuite de
virus d'un laboratoire de Wuhan. La France a timidement emboîté le
pas de l'Amérique. Est-ce réellement dans son intérêt ?
N.B.:
Quelques semaines plus tôt, un porte-parole de la diplomatie
chinoise avait
tweeté un article censé démontrer que le Covid-19 était
déjà présent aux Etats-Unis à l'automne 2019, et avait été
introduit en Chine par des soldats américains durant les Jeux
Mondiaux Militaires en fin octobre de la même année. Nous
comprendrons pourquoi la (quête de) vérité importe peu dans ces
multiples soupçons et accusations réciproques.
Parions
notre argent que des enquêteurs officiels américains n'accéderont
jamais à un laboratoire ou à un marché en territoire chinois. En
effet, le Parti Communiste = l'Etat chinois veille au grain,
conformement à ses traditions de répression, de cachotterie et
d'intox qui causent régulièrement des misères et tragédies à
l'international. Échaudés par l'épidémie du SRAS, les voisins
asiatiques (Taïwan, Corée du sud, Singapour, Vietnam) ont
forgé des protocoles flexibles de contre-mesures en cas
de récidive et suscité l'admiration du monde entier.
Toutefois,
les Etats-Unis et la Chine sont à la fois des partenaires et des
rivaux mutuellement structurants sur la scène internationale
(diplomatie, économie, finance, commerce, science, technologie,
défense), et se livrent à une "infoguerre froide ou tiède"
consistant à discréditer l'adversaire dans plusieurs domaines et à
s'offrir le bon rôle.
La
Chine ne veut pas "perdre la face" sur sa scène
intérieure, s'affiche comme un expert mondial en gestion des risques
& crises sanitaires et tient par-dessus tout à sa Nouvelle Route
de la Soie... qui représente une menace géoéconomique - en Europe
et en Asie – pour les Etats-Unis. Ces derniers doivent détourner
l'attention de l'opinion américaine sur leur échec sanitaire et
social (déjà avéré depuis le cyclone Katrina) et de facto éviter
des incitations au reboot ou au reset en matières de santé, de
couverture sociale, de protection de l'environnement et de
capitalisme globalisé. L'infoguerre, ça sert aussi à faire des
affaires.
Le
journaliste britannique Peter Pomerantsev, fin observateur des médias
russes et ukrainiens, insiste
sur un paysage narratif devenu un champ de bataille permanent :
« Le
conflit mène à un désir de résolution qui se joue à travers
« des actes, des participants et des événements ». Il
faut percevoir le monde comme « un système d'histoires »
à l'intérieur d'un « paysage narratif » [...] Le
camp qui raconte les meilleures histoires et avec le plus
d'agressivité, sans s'inquiéter de savoir si elles sont
vérifiables, aura l'avantage sur celui qui tente méthodiquement de
prouver un fait. [...] Il y a deux approches
possibles de la guerre de l'information : la première reconnaît la
primauté des objets dans le monde réel [...] la seconde,
plus stratégique, fait passer l'information avant les
objets. [...] La guerre du XXIème siècle est
guidée par une nouvelle dimension cruciale : la conviction
qu'il vaut mieux être l'auteur de la version victorieuse des faits
qu'être à la tête de l'armée victorieuse. [...] Dans
une guerre psychologique et de l'information, il n'y a pas de
victoire claire, pas de drapeau à planter ou de frontière à
redessiner, il n'y a que des jeux intellectuels sans fin dans la
psychosphère, où la victoire pourrait bien être le contraire de ce
qu'on avait cru d'abord. »
De
fait, l'infoguerre américano-chinoise autour du Covid-19 s'inscrit
dans un cadre stratégique plus large - à l'image de la bataille
pour la téléphonie 5G ou de la conquête des marchés Europe et
Afrique, au risque de nuire à la prévention et à la lutte contre
les pandémies.
"Dans
le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux."
| Guy Debord – La société du spectacle
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