lundi 20 avril 2020

Covid-19 : pandémie, infodémie et infoguerre

La propagation planétaire du Covid-19 a précipité les états, les systèmes de santé, les sociétés et les économies dans un cauchemar inédit. En quelques semaines, la pandémie est devenue le point de bascule de nos futurs conditionnels et a littéralement asséché nos modes de vie pour une durée indéterminée : famille, amis, travail, espace public, déplacements, subsistance, santé, projets, rêves.


Crise sanitaire et risques informationnels

Plusieurs milliards d'individus confinés à domicile dans des villes fantômes et repliés devant leurs écrans, croulent sous des myriades d'informations aussi contradictoires qu'incertaines. L'ambiance anxiogène constitue un terreau fertile pour la désinformation, les rumeurs, les fake news et les luttes d'influence. Les réseaux / médias sociaux et les messageries instantanées (Facebook, Youtube, Whatsapp, Messenger) prolifèrent de remèdes miracles, d'automédications inutiles, d'infographies insensées et de vidéos décontextualisées. Submergés par une imprévisible épidémie, des gouvernements sombrent dans un état de sidération, payent le prix de leur incurie managériale et idéologique, assistent impuissants à l'affolement des compteurs de mortalité et se noient dans leurs propres décisions.

La France a peur. La France est en guerre. Pire qu'un blietzkrieg estival, un coronavirus mondial ? Le discours médical et scientifique, austère et nuancé, se perd dans le brouillard de l'infodémie... et dans les rouages des machinations biomédicales.

Ainsi, le Covid-19 serait une invention française brevetée par l'Institut Pasteur, selon une fracassante vidéo publiée par un citoyen enquêteur jurant de dévoiler "toute la vérité" et mêlant causalité et corrélation sous un flot ininterrompu de références et de documents... dont un brevet européen du vaccin contre le SRAS-CoV1 (ou virus de la pneumopathie qui sévissait en 2003) alors présenté comme un brevet d'invention du SRAS-CoV2 (l'actuel Covid-19). Tout est bon à prendre : ce ne sont que des coronavirus.

Depuis les années 2010, les citoyens enquêteurs jouissent d'une notoriété comparable à celles des influenceurs et des blogueurs, au détriment des institutions mues par un agenda politique ou des firmes obsédées par un plan marketing. Bon nombre d'entre eux sont de bonne foi et produisent des analyses aussi pertinentes que percutantes sur les médias / réseaux sociaux, tandis que d'autres produisent des lectures erronées et des interprétations très personnelles de publications académiques (disponibles dans des plate-formes ouvertes comme aRxiv, BioRxiv ou Sciencemag) mais ne sont guère dotés du bagage nécessaire pour différencier une étude préliminaire et une analyse scientifique globale. 

Ces certitudes sur des virus de laboratoire made in Wuhan ne sont que d'énièmes dérivations d'une pré-étude indienne mentionnant "des insertions à la similitude étrange" entre le Covid-19 et le VIH (virus du sida) et "qui ont peu de chances d'être fortuites". Inititialement publié sur BioRxiv, le document n'a pas résisté aux vérifications scientifiques par des pairs (peer-review) et a été retiré – avec la mention afférente - par ses propres auteurs. Son succès n'en est pas moins viral auprès des Sherlock Holmes & John Watson de la microbiologie. Pire qu'un agenda politique ou un plan marketing, un égocasting pour Android / iPhone ?

En outre, les infox autour du Covid-19 font de l'ombre aux hypothèses scientifiques prouvées et éprouvées sur les coronavirus, et qui articulent environnement, zoologie, microbiologie et médecine. L'analyse profonde de ces facteurs complexes et multidimensionnels est plutôt rébarbartive et exige souvent de se faire violence. Face à un écran numérique, le cerveau humain préfère nettement une lecture rapide en diagonale. D'où le sex-appeal des machinations biomédicales et des pythothérapies anti-Covid ? 

À quoi bon s'intéresser aux risques zoonotiques quand des centaines de virus de laboratoire sont gratuitement disponibles sur le Web ?

Aujourd'hui, Wuhan (Chine), ville zéro de la pandémie, est la nouvelle Zone 51 version biopunk. Ses laboratoires multinationaux de recherche biomédicale sont l'objet de tous les fantasmes et inspireront certainement les scénarios de science-fiction. Après les méchants atomistes ou chimistes russes et les vilains terroristes arabo-musulmans, les stars de Hollywood devront-elles affronter de sournois biohackers chinois ?

Variations sur un gène

Un malheur ne venant jamais seul, la pré-étude indienne a également inspiré le professeur Luc Montagnier, prix Nobel de médecine pour sa participation à la découverte du VIH.

Selon l'éminent spécialiste, le Covid-19 résulte d'expériences menées par des chercheurs chinois (à Wuhan) sur le VIH et conserve des traces dans son génome. Parallèllement, le brillant médecin fait fi des troncs communs à diverses souches naturelles de virus et balaie les études internationales qui démontrent des mutations du SRAS-Cov1 et du SRAS-CoV2 à partir de coronavirus de chauve-souris et une transmission à l'homme par des pangolins et des civettes vendues sur des marchés d'animaux sauvages (à Wuhan). Un processus similaire fut à l'origine de l'épidémie de SRAS-CoV1 en Chine et de l'épidémie de MERS-CoV au Moyen-Orient impliquant des dromadaires et des produits issus de camélidés. En réalité, SRAS-CoV1, MERS-CoV et SRAS-CoV2 sont trois coronavirus extrêmement proches avec des génomes identiques à 95 %.   

Fort de son indéniable crédibilité à l'ère de l'information-spectacle, le professeur Montagnier couronne ses affirmations par une demande de financement de sa mystérieuse solution à base "d'ondes interférentes" (sic). Pire qu'un égocasting pour Android / iPhone, un positionnement produit ?

Depuis sa retraite américaine, l'étoile française de la recherche biomédicale s'était décrédibilisée auprès de ses pairs avec des thèses iconoclastes dépourvues de fondements scientifiques : téléportation de l'ADN, origine microbienne de l'autisme, traitement des malades camerounais du sida par l'alimentation et l'homéopathie, mémoire de l'eau avec Jacques Benveniste...

Pour peu qu'un apôtre de la science délirante soit décrié par des chercheurs et par des fact-checkers, il est parfois érigé en héros solitaire ou en victime d'une omerta. Une sommité scientifique n'est-elle pas un être humain potentiellement sujet à des biais, à des erreurs, à des manquements ou à des dérives ? Quels seraient les impacts sur la santé publique et sur des vies humaines si des solutions médicales inadaptées voire farfelues étaient mises en oeuvre ?

Bas les masques !

Dans la bouche du président américain, le Covid-19 est carrément désigné comme "virus de Wuhan" ou "virus chinois".

Entre comorbidité (obésité, diabète, maladies cardiovasculaires, drogues, etc) et insécurité sociale, l'Amérique détient la pôle position des victimes du SRAS-CoV2, avec des statistiques grimpantes à quatre chiffres par jour. À l'été 2020, la pandémie aura tué plus d'Américains que la guerre du Vietnam et cassé les bonnes performances de l'économie américaine. Assommée par la crise sanitaire, abasourdie par une très probable Grande Récession et privée d'atouts électoraux majeurs, l'administration Trump reste fidèle à son arithmétique politique : division / diversion + coupable idéal = ennemis intimes.

D'abord, la Maison Blanche coupe les vivres américaines à l'Organisation Mondiale de la Santé (soit 15% du budget total), accusant celle-ci d'avoir été trop complaisante envers Pékin. Puis, le Département d'Etat déclare l'ouverture d'une enquête exhaustive de 60-90 jours sur la propagation du virus et évoque la possibilité d'une fuite de virus d'un laboratoire de Wuhan. La France a timidement emboîté le pas de l'Amérique. Est-ce réellement dans son intérêt ?

N.B.: Quelques semaines plus tôt, un porte-parole de la diplomatie chinoise avait tweeté un article censé démontrer que le Covid-19 était déjà présent aux Etats-Unis à l'automne 2019, et avait été introduit en Chine par des soldats américains durant les Jeux Mondiaux Militaires en fin octobre de la même année. Nous comprendrons pourquoi la (quête de) vérité importe peu dans ces multiples soupçons et accusations réciproques.

Parions notre argent que des enquêteurs officiels américains n'accéderont jamais à un laboratoire ou à un marché en territoire chinois. En effet, le Parti Communiste = l'Etat chinois veille au grain, conformement à ses traditions de répression, de cachotterie et d'intox qui causent régulièrement des misères et tragédies à l'international. Échaudés par l'épidémie du SRAS, les voisins asiatiques (Taïwan, Corée du sud, Singapour, Vietnam) ont forgé des protocoles flexibles de contre-mesures en cas de récidive et suscité l'admiration du monde entier.

Toutefois, les Etats-Unis et la Chine sont à la fois des partenaires et des rivaux mutuellement structurants sur la scène internationale (diplomatie, économie, finance, commerce, science, technologie, défense), et se livrent à une "infoguerre froide ou tiède" consistant à discréditer l'adversaire dans plusieurs domaines et à s'offrir le bon rôle.

La Chine ne veut pas "perdre la face" sur sa scène intérieure, s'affiche comme un expert mondial en gestion des risques & crises sanitaires et tient par-dessus tout à sa Nouvelle Route de la Soie... qui représente une menace géoéconomique - en Europe et en Asie – pour les Etats-Unis. Ces derniers doivent détourner l'attention de l'opinion américaine sur leur échec sanitaire et social (déjà avéré depuis le cyclone Katrina) et de facto éviter des incitations au reboot ou au reset en matières de santé, de couverture sociale, de protection de l'environnement et de capitalisme globalisé. L'infoguerre, ça sert aussi à faire des affaires.

Le journaliste britannique Peter Pomerantsev, fin observateur des médias russes et ukrainiens, insiste sur un paysage narratif devenu un champ de bataille permanent :

« Le conflit mène à un désir de résolution qui se joue à travers « des actes, des participants et des événements ». Il faut percevoir le monde comme « un système d'histoires » à l'intérieur d'un « paysage narratif » [...] Le camp qui raconte les meilleures histoires et avec le plus d'agressivité, sans s'inquiéter de savoir si elles sont vérifiables, aura l'avantage sur celui qui tente méthodiquement de prouver un fait. [...] Il y a deux approches possibles de la guerre de l'information : la première reconnaît la primauté des objets dans le monde réel [...] la seconde, plus stratégique, fait passer l'information avant les objets. [...] La guerre du XXIème siècle est guidée par une nouvelle dimension cruciale : la conviction qu'il vaut mieux être l'auteur de la version victorieuse des faits qu'être à la tête de l'armée victorieuse. [...] Dans une guerre psychologique et de l'information, il n'y a pas de victoire claire, pas de drapeau à planter ou de frontière à redessiner, il n'y a que des jeux intellectuels sans fin dans la psychosphère, où la victoire pourrait bien être le contraire de ce qu'on avait cru d'abord. »

De fait, l'infoguerre américano-chinoise autour du Covid-19 s'inscrit dans un cadre stratégique plus large - à l'image de la bataille pour la téléphonie 5G ou de la conquête des marchés Europe et Afrique, au risque de nuire à la prévention et à la lutte contre les pandémies.

"Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux." | Guy Debord – La société du spectacle

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