Selon
l'auteur de Present
Shock : When Everything Happens Now, la surinformation
chronique enferme les gouvernements et les sociétés
dans une obsession du présent, assombrit leurs visions globales et
dégrade leurs projections à long terme. Ce constat peut paraître
évident mais Douglas Rushkoff, essayiste cyberpunk et théoricien
des médias, dépeint audacieusement une évolution inquiétante et
propose des solutions qui valent largement un doigté glissant sur
Android/iOS...
Present
Shock est un clin d'oeil au cultissime Future Shock écrit
par le futurologue Alvin Toffler en 1970. L'ouvrage a tout l'air d'un
blog couché sur papier et sa densité thématique n'est pas
nécessairement prometteuse pour le rédacteur d'une synopsis.
Mettons tout de même le pied à l'étrier...
Dans
le sillage de ses homologues Nicholas Carr et Sherry Turkle,
respectivement auteurs de The
Shallows et de Alone
Together, Rushkoff blâme la perfusion informationnelle
qui confine les décideurs politiques et économiques à la gestion
de crise permanente et à ses impératifs de communication
instantanée, au détriment d'une vision globale, d'une articulation
cohérente d'objectifs et donc de solutions à long terme. Noyée
dans ce torrent d'informations réactualisées et amplifiées minute
par minute, la société entière est en quête du « méta-moment
ultime » et s'agite de facto dans un « présentisme »
forcené.
Cas
d'école en vrac : les révoltes arabes, l'affaire Snowden, la
tragédie du vol MH17, l'épidémie du virus Ebola, les attentats de
Charlie Hebdo, les sinistres succès de l'Etat Islamique...
Les
technologies de l'information (Internet, smartphones, tablettes,
télévision numérique, médias/réseaux sociaux) constituent le
coupable idéal de cette détresse aussi addictive que
contre-productive. Partageant son temps de cerveau disponible entre
Youtube, Twitter, Facebook et la replay TV, le « médianaute »
est de moins en moins influencé par des narrations paraboliques avec
leurs débuts, milieux et fins, et se nourrit de plus en plus d'un
mix d'informations et de récits échantillonnés et
reéchantillonnés par ses soins.
Note
de service : le lecteur, l'auditeur, le téléspectateur et
l'internaute sont morts. Vive le médianaute !
D'une
certaine façon, nous sommes nos propres « DJ Media »
mais aussi nos propres trolls recherchant désespérement une
partition audible... à l'instar des marques commerciales et des
institutions politiques, les unes pataugeant dans la communication
publicitaire et les autres dans la communication stratégique et
l'influence; toutes confrontées à l'âpre concurrence des
médias/réseaux sociaux. Rushkoff insiste : cette perfusion
informationnelle ne fait qu'accroître l'entropie généralisée.
Le
slogan « don't believe the hype » (1) a littéralement
acquis ces lettres de noblesse avec la prolifération des réseaux
sociaux, des blogs et des pure players (Huffington Post,
Slate, Medium, The Daily Beast, Politico, Mediapart, Rue89, Causeur,
etc)... qui ne facilitent pas la tâche aux médias de masse -
notamment la presse écrite – constamment tenus de déployer des
trésors d'ingéniosité pour augmenter leurs abonnements/ventes et
assurer leur survie.
Les
technologies de l'information ont également consacré la dictature
de la transparence : les marques commerciales doivent tout dire et
tout révéler sur la réalité de leurs processus de fabrication.
Toute firme prétendant jouer la carte écologique ou éthique
(développement durable, energies vertes, produits bio, normes du
travail, commerce équitable, etc) doit être en mesure de le prouver
à tout moment à la face du monde, et intégrer cette dimension dans
son marketing. Tôt ou tard, un intrus ou un salarié filmera et
diffusera les conditions de travail dans ses locaux en quelques
clics. Craignant pour leur réputation, Apple a du en finir avec ses
« esclaves » en Chine et Pepsi-Cola investir dans les
usines à faible émission de carbone et de déchets.
Les
voraces consommations de contenus online et on air ont
engendré de nouvelles formes de récits.
Oublions
les monotones séries Star Trek, Dallas, Beverly
Hills, Sex in The City, X-files et consort aux
narrations un peu trop linéaires, paraboliques ou manichéennes.
Désormais, le mal triomphe ou marque de gros points, le bien ne sait
plus à quel saint se vouer et les vainqueurs se contentent d'un
dangereux statu quo entre deux victoires à la Pyrrhus.
Malheur à quiconque dormira sur ses maigres lauriers : « anyone
can be killed » (2), avait froidement déclaré la petite Arya
Stark à Lord Lannister.
Aujourd'hui,
les narrations efficaces empruntent aux univers du fantasy et
du jeu vidéo en ligne dans lesquels tout le monde est à la fois un
héros et un vilain au coeur d'une bataille ou d'une quête
perpétuelle. Les faramineux succès de The Wired, Game of
Thrones, The Walking Dead, Mad Men et Breaking
Bad – pour ne citer que ces séries TV – doivent énormément
à leurs épiques narrations multiples sans cesse recommencées et
reflètent à merveille les aspirations du médianaute et les
évolutions des sociétés surinformées.
Le
choc du présent affecte considérablement la conduite des mouvements
politiques et sociaux alors noyés dans un environnement hautement
défavorable. Les leaders d'opinion parviennent difficilement à
cristalliser et à entraîner durablement les foules connectées vers
un objectif clair et précis, pour peu qu'ils réussissent à le
définir. La preuve par l'échec cuisant du mouvement Occupy Wall
Street... qui aurait du prendre de la graine auprès du Tea
Party ? Le premier recherchait un consensus révolutionnaire
contre Wall Street (qui spécule à court terme avec ses traders
algorithmiques plutôt qu'investir dans l'avenir) tandis que le
second a lentement mais sûrement pesé sur l'échiquier politique
américain et a provoqué la fermeture administrative du gouvernement
fédéral pendant plusieurs semaines.
À
l'ère de la surinformation chronique, Martin Luther King ne ferait
qu'engranger des abonnés sur Twitter/Facebook plutôt que marcher
avec les foules afro-américaines sur Washington, et le voyage sur la
Lune selon JFK ne serait qu'un superbe blog plutôt qu'une aventure
technologique d'une décennie.
Cette
probabilité typique d'un esprit cyberpunk m'a soudainement fait
réfléchir sur les actualités internationales.
Le
cynisme ou le laxisme de Washington et de Bruxelles en matières de
politique étrangère et de sécurité/défense est souvent invoqué
par leurs fervents détracteurs. Qu'en est-il de la surinformation
chronique et de la paralysie du présent face aux avancées du djihad
au Moyen-orient et en Afrique, de la négociation d'un accord
nucléaire avec l'Iran, de la redistribution des cartes stratégiques
dans le monde arabe/musulman, de la guerre froide 2.0 contre une
Russie résurgente et une Chine émergente et les interminables
déboires de l'Euroland ?
Ces
« nouilles de crises » produisent aléatoirement des
à-coups qui soumettent les décideurs politiques au feu des
critiques et au poids de l'émotion. Dans de telles conditions, la
sensiblerie, la susceptibilité, la frustration, la maladresse, la colère,
l'hyper-réactivité et la terreur ne laissent qu'une petite marge
aux approches pondérées et aux visions globales. Ne surestimons pas
les chancelleries quand Twitter et Youtube deviennent une arène
politique et diplomatique...
En
résumé, Alvin Toffler décrivait la désorientation croissante de
nos sociétés dans un futur en accélération constante, Douglas
Rushkoff décrit la paralysie progressive du futur dans nos sociétés
surinformées.
Victimes
directes du choc du présent, les citoyens exigent des résultats
rapides de leurs élus et n'ont plus aucune idée de l'échelle de
temps historique nécessaire à l'action économique, sociale ou
stratégique, et aux fonctions régaliennes. Notre vision du temps se
réduira-t-elle à celle d'une session de jeu vidéo ou d'un fil de
discussion sur un réseau social ? Que faire contre cette dérive qui
semble aussi généralisée qu'irréversible ?
L'essayiste
cyberpunk suggère aux décideurs politiques, aux marketeurs et aux
médias de s'intéresser de plus près aux usages courants dans les
univers de la technologie, du jeu vidéo et du fantasy.
Lors
de son lancement en « grande pompe », Healthcare.gov ou
le site Web de l'Obamacare, accusa de nombreux bugs qui firent les choux gras du Tea Party et
des médias. L'administration Obama aurait peut-être du s'inspirer
des versions bêta d'applications ou de services en ligne qui sont
améliorées par itérations successives, parfois annoncées dans des
keynotes très attendues par les utilisateurs. Ainsi,
l'Obamacare impliquerait ses souscripteurs dans son évolution
permanente.
Dans
la même veine, les grandes puissances devraient forger des
stratégies de défense/sécurité, de communication et d'influence
qui ne soient point assorties d'options pour des victoires finales et
définitives a fortiori lorsqu'il s'agit de « franchises »
terroristes et résilientes comme l'Etat islamique et Al-Qaïda.
Toute initiative militaire contre un groupe terroriste serait considérée non pas comme
une solution générique mais comme la « version d'essai » d'une
solution parmi tant d'autres, à l'image de la combinaison
d'infanterie légère kurde et d'aviation alliée qui fit mouche
contre l'Etat islamique à Kobané.
Le
réchauffement climatique, les virus mutants, le chômage, la
pauvreté, la faim, la spéculation financière, l'insécurité
urbaine, le trafic de drogue, le (cyber)crime organisé, les
extrémismes politiques, les revendications / tensions identitaires
et le terrorisme sont des risques endémiques et des menaces
résilientes qui ne seront jamais anihilés une bonne fois pour
toutes... et perdureront d'autant plus que la surinformation augmente
l'entropie généralisée dans un cercle vicieux.
On
ne peut planter de drapeau flottant sur leurs décombres et crier
victoire mais on peut probablement « contenir le mal ou
limiter la casse » avec des solutions à moyen/long terme qui
soient à la fois novatrices, expérimentales, ouvertes et
évolutives; et de surcroît « vendues et communiquées »
comme telles dans la mesure du possible. Vaste programme.
Un
malheur ne venant jamais seul, Douglas Rushkoff avoue une addiction
aux technologies et un déficit récurrent d'attention qui a perturbé
la rédaction de son ouvrage. Il en de même pour le blogueur qui a
grandement apprécié l'approche novatrice et le style accrocheur de
son choc du présent et doit immédiatement savoir pourquoi son
smartphone a vibré trois fois en moins d'une minute...
(1) Ne croyez pas la publicité / la version officielle
(2) N'importe qui peut être tué
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