Dans
la matinée du mercredi 25 novembre 2015, un bombardier tactique
russe SU-24 en opération près de la frontière turco-syrienne a été
abattu par un chasseur turc F-16 après avoir violé l'espace aérien
turc pendant 17 secondes. Les deux pilotes ont pu s'éjecter de leur
appareil détruit mais l'un a été tué par des rebelles turkmènes
de Syrie dans sa descente en parachute et l'autre a été récupéré
par des équipes héliportées
de commandos russes et iraniens. Cet incident a donné lieu à une
grave crise diplomatique entre Ankara et Moscou et suscite quelles
interrogations essentiellement techniques.
Avant
de poursuivre, quelques exemples sommaires permettront de mieux se
projeter dans l'univers de l'aviation militaire.
À
bord d'un chasseur/bombardier volant à 900-2000 km/h (250-555
mètres/seconde), un pilote qui hésite, réagit ou manoeuvre pendant
5-10 secondes peut aisément violer un espace aérien. Ce type
d'incidents est assez régulier au-dessus de la Mer baltique, du
Moyen-Orient (Israël, Jordanie, Syrie, Irak, Iran, Turquie) et de la
frontière Grèce-Turquie, théâtres plus ou moins imprégnés d'une
ambiance de guerre froide... ou tiède.
En
lisant le paragraphe précédent dans votre bombardier tactique ou
votre avion de reconnaissance lancé à 1400 km/h (388
mètres/seconde), vous avez pénétré dans mon espace aérien de 3,8
km pendant 10 secondes. Malheureusement, je patrouillais dans le coin
avec mon chasseur. Vous prenez conscience de votre bévue et faites
immédiatement demi-tour pendant que je vous « illumine »
avec mon radar puis décoche un missile air-air à 4900 km/h (1300
mètres/s). L'alerte missile sature votre cockpit et votre casque.
Boum ! Vous vous éjectez à temps de votre appareil en flammes,
ouvrez votre parachute et atterrissez sain et sauf en territoire...
ami ou ennemi ? Une demi-heure plus tard, une grave crise
diplomatique et militaire éclate entre nos deux nations.
Effrayés
par un tel scénario depuis la guerre froide, les Etats-Unis, la
Chine et la Russie mettent tout en œuvre pour l'éviter et ont donc
forgé des protocoles de sécurité dans le cadre d'un mémorandum
d'entente. Ainsi, leurs aviations et leurs marines sont tenues de
communiquer sur des canaux spécifiques de transmission d'urgence
pendant que leurs états-majors maintiennent une communication
ouverte au sol. Un mémorandum du même type a
été signé par Washington et Moscou en octobre 2015
afin d'éviter tout clash dans le ciel syrien entre l'US Air
Force/Navy et la Voyenno-Vozdushnye Sily Rossii
(Военно-воздушные
cилы России).
Corollairement, cette « diplomatie aérienne et maritime »
prévaut entre la Russie et les pays membres de l'OTAN sur un mode
tacite, faute d'un mémorandum couché sur papier.
Un
Tornado de la Royal Air Force intercepte un TU-95 Bear russe
En
cas de violation d'espace aérien, les chasseurs essayent d'abord
d'établir un contact visuel et/ou radio avec l'appareil incriminé,
puis de l'escorter dans sa trajectoire de sortie. En cas de refus
d'obtempérer, un ou plusieurs tirs de semonce font office d'ultime
avertissement avant la destruction de l'appareil. Ainsi, les
aviations occidentales et celle russe ont accumulé une expérience
des violations accidentelles d'espaces aériens et des
« provocations » réciproques (ou
stress
tests ?),
et ont su éviter autant d'incidents
fâcheux
que possible.
En
plus clair, « ne tirez pas sur cet avion ! »
(américain, russe, chinois, européen, etc)... et « attendez
les ordres ! »
Toutefois,
des moyennes puissances militaires comme la Turquie ne sont ni
suffisamment préparées ni suffisamment expérimentées pour ces
situations plus ou moins critiques, malgré un environnement
stratégique sentant le soufre et la poudre.
Or,
la Turquie était inéluctablement informée des opérations
aériennes de la Russie près de sa frontière avec la Syrie, de
surcroît en tant que membre de l'OTAN. En outre, ses chasseurs F-16
Falcon et F-4 Phantom patrouillent constamment près de cette
frontière.
Dans
une
lettre adressée
au secrétaire général des Nations-Unies, les autorités turques
stipulaient que « deux
avions SU-24, de nationalité inconnue, ont approché l'espace aérien
turc dans la région du Hatay/Yayladagi. Les avions en question ont
été avertis 10 fois sur une période de 5 minutes via un canal
d'urgence et ont été priés de modifier leur cap vers le sud. En
dépit de ces avertissements, les deux avions, à une altitude de 19
000 pieds, ont violé l'espace aérien turc de 1,36 miles en
profondeur et 1,15 miles en longueur pendant 17 secondes à 9h24mn05s
heure locale. »
Pour
peu que d'autres états veillent aussi jalousement que la Turquie sur
leurs espaces aériens pour une dizaine de secondes (et 2,31 km en
profondeur sur 1,85 kilomètre en longueur), de nombreux avions
civils comme militaires seraient abattus tous les jours dans le monde
entier.
Un
chasseur F-16 Falcon de la Turkish Air Force
En
octobre 2015, des F-16 de la Turkish Air Force avaient
intercepté
un chasseur russe SU-30 dans leur espace aérien et l'avaient forcé
à faire demi-tour sous escorte vers la Syrie. La Russie avait
invoqué de mauvaises conditions météorologiques et on peut
supposer, à juste titre, que cette violation s'étendait au-delà
d'une dizaine de secondes et d'un ou deux kilomètres en
profondeur/longueur. Pourquoi l'aviation turque a-t-elle procédé
autrement en abattant le SU-24 russe dans la matinée du 24
novembre ?
Un
malheur ne venant jamais seul, les médias et les réseaux sociaux
ont vite scruté quelques incohérences significatives. Conformément
aux affirmations d'Ankara, l'avion russe aurait violé l'espace
pendant 17 secondes mais a été averti « dix fois sur une
période de 5 mn » par la chasse turque. Dans les cieux
turques, 5 mn = 17 secondes de violation d'espace aérien = un
avertissement toutes les 1,7 secondes ! Just wonderful.
La
version turque des faits devint d'autant moins crédible suite aux
déclarations
d'un officiel américain
sous couvert de l'anonymat : « la
signature thermique de l'avion russe d'attaque au sol indique qu'il a
été abattu dans l'espace aérien syrien après une brève incursion
de 17 secondes. »
Quel
mouche a donc piqué les autorités turques pour qu'elles prennent
une initiative aussi insensée (pour 17 secondes ou 5 mn ?) tant
sur le plan militaire que diplomatique ?
En-deça
du brouhaha médiatique et des roulements de mécaniques, les
Etats-Unis d'une part et l'OTAN d'autre part, ont certainement
infligé une volée de bois vert à la Turquie pour cette bavure,
qualifiée
de
« coup
de poignard dans le dos »
par le président russe. Aux yeux des grandes puissances, ce
dangereux jeu turc n'en vaut pas la chandelle.
Parallèlement,
la Russie est loin d'être immaculée conception dans cet incident
qui, au-delà des cris d'ofraie, n'aurait pas pour autant déclenché
une troisième guerre mondiale.
Dotée
d'une longue et solide expérience, l'aviation russe n'utiliserait
pas un avion d'attaque au sol (tel que le SU-24 : lent, très peu
manoeuvrant et dépourvu de radar air-air) pour « provoquer ou
titiller » des chasseurs F-15 / F-16 spécialement conçus pour
le combat aérien a fortiori dans une zone de guerre tiède.
Les stress tests sont dévolus aux bombardiers stratégiques
TU-95 Bear et aux chasseurs SU-30 / Mig-29, notamment au-dessus du
détroit de Bering et dans les cieux scandinaves, baltes ou
britanniques.
Le
bombardier tactique léger SU-24 Fencer
Quand
les TU-95 ou SU-30 russes pénètrent ou frôlent l'espace aérien
d'un pays scandinave ou balte, leurs pilotes savent à quoi s'en
tenir : sauf coup de théâtre, leur homologues de l'OTAN à
bord de leurs chasseurs F-15 / F-16 ne feront jamais feu.
Réciproquement, les pilotes d'un P-8 Orion ou un RC-135 de l'OTAN
pénétrant ou frôlant l'espace aérien russe savent parfaitement
que leurs homologues russes à bord de leurs chasseurs SU-30 / Mig-29
n'appuieront pas sur le bouton rouge.
En
2014 et 2015, l'aviation turque
a
violé l'espace aérien
grec
à respectivement 2244 et 1443 reprises sans le moindre incident. La
ruine de L'État grec affecte lourdement la maintenance et les
approvisonnements en carburant de sa force aérienne qui ne peut que
regarder sans réagir. Néanmoins, les membres de l'OTAN se gardent
de tout « feu ami » et doivent dépasser leurs rivalités
séculaires...
En
octobre 2015, deux chasseurs turcs F-16 furent « harcelés pendant
5 minutes 40 secondes »
(sic)
par un Mig-29 russe dans l'espace aérien.... syrien ou turc ?
Quelques jours plus tôt, un drone fortement supposé de nationalité
russe fut
abattu
par l'aviation turque.
Les
récurrents contacts rapprochés entre chasseurs turcs et chasseurs
russes auraient-ils électrisé l'ambiance au-dessus de la frontière
turco-syrienne ? La Russie a-t-elle correctement évalué le
comportement et l'humeur de la Turquie ? Prompte à percevoir
l'OTAN comme un bloc homogène et synchrone, Moscou aurait-elle
projeté « la lettre et l'esprit » des armées
est-européennes / scandinaves / baltes sur son voisin turc ?
Aurait-elle de facto présupposé que l'aviation turque ne
ferait jamais feu sur ses appareils ?
La
Turquie est, à certains égards, un membre à part de l'OTAN et
n'hésite pas à se montrer plus agressive que ses partenaires
occidentaux dans sa politique syrienne, irakienne et surtout kurde.
Ankara ne fait pas de fioritures quant il s'agit de déployer ses
troupes en terre kurde-syrienne/irakienne ou de bombarder les
factions kurdes locales (PKK, YPK, Peshmerga), peu importe l'avis des
états voisins, de l'Europe et des Etats-Unis. Par ailleurs, le SU-24
russe récemment abattu par l'aviation turque pilonnait une zone
tenue par des rebelles turkmènes de Syrie. En mi-novembre 2015,
Ankara avait
sommé
Moscou de mettre fin à ses frappes aériennes contre dans cette
région peuplée de communautés turkmènes, considérées comme des
citoyens turcs par leur mère-patrie ottomane. De plus, la Russie et
la Turquie sont militairement engagées dans une guerre par
procuration : l'une soutenant et protégeant le régime de
Bachar el-Assad, l'autre assistant et approvisionnant
l'Etat
Islamique.
Tous
ces facteurs n'ont fait qu'accroître la tension entre Moscou et
Ankara et cette réalité a grandement échappé aux projecteurs
médiatiques.
D'autres
détails techniques ont probablement pesé dans ce clash aérien
entre la Turquie et la Russie.
Les
armées de l'OTAN naviguent avec le GPS américain tandis que celles
russes naviguent avec le système russe de géolocalisation Glonass.
Malgré une précision graduellement augmentée, ce dernier compte à
ce jour un peu moins de satellites et deux fois moins de plans
orbitaux que son concurrent américain. Des écarts éventuels de
positionnement entre l'aviation turque et l'aviation russe expliquent
mieux les différences entre la version
turque
et celle
russe
des faits au-dessus d'une frontière turco-syrienne assortie d'un
relief montagneux et d'une géographie politique plutôt complexe.
Last
but not least :
les pilotes de l'avion russe abattu n'ont
peut-être pas entendu
les avertissements de l'aviation turque car la radio VHF R-682
équipant le SU-24 nécessite
un module additionnel
VHF/UHF
pour les transmissions d'urgence. L'aviation russe aurait-elle commis
l'erreur de ne pas installer ce dispositif dans un appareil censé
opérer à proximité de la frontière turco-syrienne et des
patrouilles aériennes de la Turkish Air Force ?
Parfaitement
conscients du risque d'escalade, les Etats-Unis et l'OTAN ont appelé
la Russie et la Turquie à calmer le jeu. En vain.
Ankara
refuse
de s'excuser
auprès de Moscou pour avoir abattu le bombardier SU-24. La Russie
muscle
ses capacités
de
défense aérienne en Syrie : son croiseur Moskva mouillle près
de Lattaquié, ses systèmes anti-aériens S-400 sont déployés sur
la base militaire de Hmeimim et ses avions d'attaque au sol sont
escortés par les chasseurs SU-30. Nul doute que les Russes mettront
en œuvre leur savoir-faire en A2/AD (Anti
Access/Area Denial)
contre des Turcs qui envisageaient de créer une safe
zone
dans le nord de la Syrie pour leur aviation et leurs troupes. Un mois
plus tôt, le parlement turc avait
voté
l'extension
du mandat autorisant le déploiement de troupes turques en Syrie et
en Irak.
Vu
de Moscou, de Damas et peut-être de Bagdad, la Turquie n'est ni plus
ni moins qu'un prédateur territorial qu'il faut contenir. A-t-elle
offert une aubaine inespérée à Moscou en tirant sur ce SU-24 ?
Pour
couronner le tout, la Russie n'a pas été avare en
représailles
contre
les rebelles turkmènes opérant près de la zone du crash de l'avion
récemment abattu : « les
zones concernées ont essuyé pendant une longue durée des frappes
massives des bombardiers russes et de l'artillerie des forces
gouvernementales syriennes [...] Tous les terroristes et les autres
groupes obscurs qui opéraient dans la région ont été détruits. »
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